Un monde rural trop cloisonné

Après plusieurs années de travail de terrain dans le département de la Haute-Saône et en conclusion de l’essai « Ruralité : stop ou encore ? » sorti en septembre 2019, trois grands enjeux apparaissent pour porter les véritables enjeux de la ruralité :
  • Comment fédérer davantage les acteurs de la ruralité pour se faire entendre et peser aux niveaux régional, national et européen ? Par nature, ils sont disséminés sur tout le territoire et la ruralité est multiple. C’est donc très compliqué de bâtir des mouvements influents sur la base d’un dénominateur d’intérêts communs. Et pourtant, ce combat doit être porté et incarné par des collectifs puissants.
  • Comment impliquer davantage dans ces démarches les citoyens qui ont à la fois un désir de ruralité sans forcément percevoir ou accepter les évolutions ? Leurs représentations entretiennent trop souvent une forme de nostalgie et une tendance au conservatisme qui peuvent s’avérer mortifère pour la ruralité. Elle ne se résume pas uniquement aux images annuelles du salon de l’agriculture ! Le risque de ne rien changer à ces images d’Epinal est que la ruralité se délite et disparaisse purement et simplement !
  • Comment travailler positivement et non de manière défensive sur l’identité du monde rural ? Ses savoir-faire parfois ancestraux doivent se marier avec les process modernes et les avancées technologiques. L’identité doit être construite collectivement et non individuellement. La ruralité doit développer une posture accueillante vis-à-vis de l’extérieur ... bien loin d’un quelconque repli sur soi fustigeant l’étranger !

Force est de constater que certaines démarches existent pour porter le thème de la ruralité mais nous constatons qu’elles sont souvent très (trop) institutionnelles. Peu d’innovations sortent de ces dispositifs basés sur un certain entre-soi, souvent en réaction au temps politique. Les analyses y sont souvent assez superficielles et cloisonnées. L’Etat y est très (trop) présent avec des idées très formatées et une place à défendre, d’où ses tentatives de les maîtriser. Quelques laboratoires universitaires français s’intéressent aussi depuis une dizaine d’années aux sujets ruraux et pas uniquement agricoles mais ils sont peu nombreux et abordent ces sujets par le spectre des dynamiques territoriales, de l’action et de la décision publique, de l’administration ou bien encore des sciences politiques. Ces recherches universitaires sont par nature très académiques, souvent cloisonnées et peu reliées entre elles avec peu de retour pour les territoires notamment ruraux afin de leur faire profiter en feed-back des connaissances universitaires produites, des difficultés à passer du concept à l’action et à l’expérimentation de terrain, peu d’analyses sur le fait de « vivre » en milieu rural. Nous avons aussi de grandes difficultés à faire participer les citoyens en milieu rural et à vulgariser en leur direction : les nouvelles formes de communication directe et numérique sont très peu développées (réseaux sociaux, contenus vidéo et audio, …). On reste sur le format colloques ou rencontres annuelles en un lieu physique, ce qui ne facilite pas la mobilisation et concourt à un pic d’activité puis à très peu d’actualité-contribution continue.


Un besoin de nouveautés

Or, nous ressentons le besoin d’explorer des voies nouvelles de Recherche et Développement à appliquer au monde rural dans la droite ligne de plusieurs démarches récentes qui ont retenu notre attention :

  • Les « labs publics » qui visent l’innovation publique et le changement en pensant autrement les interventions publiques (sur les méthodes, les organisations et les procédures, les nouveaux métiers, le design des politiques publiques), très souvent sans relations hiérarchiques, en décloisonnant, avec les agents publics eux-mêmes, très participatif, au sein de tiers lieux, avec un droit à l’erreur, un droit d’expérimenter …
  • L’entreprise « post RSE » (Responsabilité Sociétale des Entreprises) ou comment reconnecter les initiatives privées et publiques dans les territoires : ce concept développé par l’institut de l’entreprise fin 2018 considère que l’entreprise a un rôle sociétal et qu’elle est devenue un objet bien plus complexe qu’il y a 40 ans. Il part du principe que l’action des entreprises doit certes porter l’intérêt de leurs actionnaires mais aussi celui de leurs salariés, de leurs clients, des territoires où elles sont implantées. Ainsi, les entreprises doivent aussi apporter des réponses aux côtés de la sphère publique qui ne peut plus être seule devant les enjeux environnementaux, d’inégalités de revenus, d’inégalités territoriales, de sens donné au travail pour faire société… Il faut ainsi rechercher à combiner les capacités d’interventions de l’ensemble des acteurs et faire coopérer les sphères privées et publiques. Il faut aussi essayer d’évaluer la performance des entreprises au delà de la seule dimension financière via des angles complémentaires : économiques, sociaux, environnementaux, sociétaux, territoriaux… La loi PACT adoptée le 11 avril 2019 cherche à reprendre quelques principes de ce concept.
  • La recherche-action territoriale ou comment s’intéresser à l’humain dans un territoire : dans le prolongement des initiatives spontanées de développement local d’il y a 30 ans, quelques démarches de recherche-action émergent ici et là pour accompagner et comprendre les processus implicites des comportements coopératifs entre acteurs d’un territoire. Le chercheur s’immerge et part à la rencontre sur un temps long de ceux qui pratiquent des coopérations dans une démarche de phénoménologie –étude de l’expérience vécue-. Cette démarche introspective permet de sentir, de comprendre et de relier les interactions entre le territoire, le collectif et l’individu. Cela pousse à s’intéresser à l’implicite et à l’humain (l’individu et le collectif) qui font qu’il y a ou non coopération entre acteurs au sein d’un territoire sur un sujet donné. Emerge alors le concept de « maturité coopérative » dont dépend la capacité d’une personne, d’un collectif et d’un territoire à développer des aptitudes coopératives durables et donc de trouver des voies innovantes pour reconstruire des modèles de développement.