Note contributive 

à Madame la Ministre Jacqueline GOURAULT 

et à Monsieur le Secrétaire d’Etat Joël GIRAUD

 

 

Au-delà de l’avenir des territoires ruraux au sein de notre République, la crise sanitaire a notamment montré que le plus important pour nos populations est de pouvoir satisfaire ses besoins primaires (se nourrir, se soigner, s’approvisionner en ressources naturelles…). Or, les aménités rurales répondent à ces besoins primaires parfois bien loin d’activités plus superflues qui trouvent leur paroxysme dans les espaces ultra-agglomérés. C’est donc une raison supplémentaire pour que la Nation s’en soucie ! 

 

1-     Une notion qui a évolué et qui offre des perspectives historiques pour la ruralité 

 

Le terme d’« aménité » est apparu au XVIIIème siècle et traduisait d’une part « un agrément accompagné de douceur (aménité d’un lieu, de l’eau, de la température …) » et d’autre part « la douceur accompagnée de grâce et de politesse » (E. LITTRE, 1967). Cette approche un brin poétique s’est prolongée ensuite chez les économistes anglo-saxons  pour qualifier non seulement l’agrément d’un lieu mais aussi les équipements qui contribuent à celui-ci. De nombreux économistes ont ensuite considéré les aménités comme des externalités positives associées à un territoire. L’OCDE y a consacré plusieurs travaux autour des années 2000 pour définir les aménités comme «  les attributs, naturels ou façonnés par l’homme, liés à un territoire et qui le différencient d’autres territoires qui en sont dépourvus » (OCDE, 1996). 

Ce bref regard historique fournit une base de réflexion mais il ne nous semble pas essentiel de trouver une définition à priori des aménités, particulièrement des aménités rurales, tant cette notion a évolué y compris très récemment. Schématiquement, on peut identifier trois périodes de prise en considération des aménités rurales

-          avant les années 70 : une faible prise de conscience et même une sorte d’indifférence au sujet des aménités rurales où parfois même, les espaces ruraux permettaient d’installer des activités nuisibles à la vie urbaine (déchets, usines bruyantes…) ;

-          entre les années 80 et 2000 : l’émergence de formes de valorisation partielle des aménités rurales à travers le tourisme rural, l’agriculture raisonnée, le développement local … 

-          après les années 2000 : des aspirations sociétales fortes pour des modèles plus vertueux en recherche d’équilibre entre économie, environnement et développement social : tourisme durable, agriculture bio, circuits courts, biodiversité, soutenabilité énergétique, impacts climatiques…  

Dès lors, le mot fait son apparition dans la sphère politique en même temps que le développement durable et dans la sphère administrative avec une première existence réglementaire dans les schémas de services collectifs des espaces naturels et ruraux (SSCENR) issus de la loi d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire (1995) où il existe une carte « des paysages et aménités ». Pour se projeter dans une intégration plus forte des aménités rurales dans les politiques publiques nationales, il nous semble que trois caractéristiques majeures des aménités rurales doivent structurer l’approche actuelle et future :

-          les aménités rurales sortent de l’ordinaire : il n’y a des aménités que pour des éléments reconnus comme précieux  par au moins une partie de la société ou pour l’avenir de cette société, elles peuvent être rares ou le devenir ; 

-          les aménités rurales peuvent être considérées comme un stock de ressources utiles à l’ensemble de la société (SENAT, 2020), ce sont des biens communs, ce qui conduit à s’interroger sur la satisfaction des besoins et des attentes de la société ;

-          les aménités rurales sont formées de deux types de ressources : des biens communs universels et non substituables qui s’apparentent à un capital matériel (naturel, patrimonial, fonctionnel…) et des ressources plus subjectives et cognitives où chacun projette son vécu, ses émotions, ses sensibilités à un « bouquet d’aménités » (BOSCHET, RAMBONILAZA, 2012) qui pour certaines peuvent « faire société » (lien social, lien sensoriel à la nature, rapport au temps …). 

Sur ces bases, la nation doit reconnaître que le monde rural est un formidable puits de ressources, pour l’instant mis gratuitement au service de la frénésie urbaine. Pour illustrer les enjeux posés par la prise en compte des aménités rurales, prenons un exemple concret. Quand une commune rurale gère « en bon père de famille » ses 800 hectares de forêt publique, elle joue le jeu de la solidarité des biens communs à long terme et ce, gratuitement. Elle ne demande aucune contribution financière à la métropole voisine pour cela. En effet, elle pourrait avoir un raisonnement à court terme en l’exploitant à outrance (comme dans certains pays du globe où la déforestation est dévorante) pour faire place à une activité agricole créant plus de valeur ajoutée locale ou simplement vendre ses bois en quelques années pour se payer les équipements de services que la solidarité nationale lui refuse aujourd’hui sur la base de critères de rentabilité économique  ! 

Le monde rural doit revendiquer son rôle de protection et de préservation vis-à-vis de l’État qui ne le perçoit plus que comme une charge. Cette conception assez simple des aménités rurales requiert une gestion intentionnelle qui associe protection mais aussi valorisation. Cela justifie alors pleinement de s’engager dans une démarche sérieuse et assumée d’évaluation et de mesures spécifiques afin de les intégrer dans différents champs d’application porteurs d’un fort sens politique. En formalisant une série d’indicateurs qui les replacent au centre de certains enjeux vitaux pour l’humanité, le monde rural rééquilibrera ainsi fortement son rapport avec les métropoles.

 

 

2-     De la nécessité d’évaluer les aménités rurales pour les intégrer dans une action publique porteuse de sens politique pour l’avenir de la ruralité 

 

Il existe bien quelques timides dispositifs comme depuis 2020, la dotation de soutien aux communes pour la protection de la biodiversité pour laquelle 1500 communes sont éligibles à une enveloppe de 10 millions d’euros parce qu’elles ont sur leur territoire un parc naturel, un parc marin ou un site Natura 2000. L’idée est de compenser les charges induites dans l’entretien de ces parcs et sites. Il faut aller beaucoup plus loin et avec méthode à deux niveaux : élargir les aménités rurales prises en compte et leur donner plus d’impact dans les politiques publiques en faveur de la ruralité. 

 

Premier chantier : il faut arrêter une liste et évaluer deux grands types d’aménités rurales : 

-          Les biens communs universels et non substituables (foncier agricole, eau, air, biodiversité, forêt principalement) : ils doivent faire l’objet de mesures simples et rigoureuses par les pouvoirs publics puis être « mis en critères »  objectifs. Différentes mailles d’analyses (la commune, l’intercommunalité et parfois le département) pourront être mobilisées. Qu’est-ce qui empêche aujourd’hui de prendre en compte au sein d’une intercommunalité le pourcentage de surfaces agricoles en agriculture bio ou raisonnée, le nombre d’hectares par habitant de forêt disposant du label « Gestion forestière durable », le taux de recyclage des déchets ménagers ou bien encore les indicateurs de rendement ou de perte des réseaux de distribution d’eau potable ? Ces données existent au niveau national. Elles sont d’ailleurs souvent exigées pour l’attribution des différentes subventions de l’Etat, des Régions et des Départements. Quand ces données n’existent pas, il faut se mettre en situation de les produire. C’est par exemple, l’objectif du Département de la Haute-Saône qui a lancé pour la première fois en France début 2021 avec l’appui de l’Agence Nationale de Cohésion des Territoires un travail prospectif et d’évaluation de la production et de la consommation d’énergie(s) sur son territoire : mieux se connaître pour mieux agir ! Dès lors, on valorise des aménités rurales universelles et on pousse à une performance globale sur ces sujets encore trop souvent traités par l’Etat sous l’angle du bâton et de la culpabilisation plutôt que de la carotte et de l’encouragement ! 

-          Les ressources cognitives qui « font société » (lien social, lien sensoriel à la nature, rapport au temps, solidarité de villages …) : un certain nombre de collectivités territoriales de toutes échelles ont développé dans leurs travaux prospectifs et d’élaboration de projets de territoires des indicateurs de richesse pour générer du dialogue territorial et démontrer en quoi, au-delà des indicateurs INSEE standards, leurs territoires pouvaient être sources d’apports différents et bien souvent sur ce qui compte le plus aux yeux des populations : lien social, lien sensoriel à la nature, mesures des inégalités, enjeu collectif d’éducation, sports, culture, rapport au temps … Une série de propositions sont sur la table avec la plus connue, l’indicateur de développement humain (IDH), mais aussi en tenant compte de l’indicateur du vivre mieux, du bien-être de l’OCDE ou bien encore l’espérance de vie en bonne santé. Par ailleurs, il faut sortir des seules mesures de richesse territoriale en termes monétaires. Les approches existantes sont, pour le moins, incomplètes, voire très partielles. Par exemple, un certain nombre d’activités comme les associations et les collectivités locales produisent ce type de ressources cognitives qui « font société » mais ne produisent pas de comptes sociaux dans lesquels seraient indiqués chiffres d’affaires et valeur ajoutée de ce type. 

 

Deuxième chantier : une fois une liste d’aménités rurales prises en compte, évaluées et « mises en critères », il convient d’appliquer ce nouveau référentiel avec force dans les politiques publiques nationales et avec un sens politique revendiqué.  

C’est aussi essentiel pour mobiliser les populations et les acteurs ruraux qui ne doivent plus se considérer comme des poids qui coûtent chers à la nation mais comme des ressources essentielles à son avenir. Dès lors, ce travail doit être appliqué à deux niveaux par l’ETAT : rééquilibrer le rapport de force « urbain – rural » et adapter normes et règlements nationaux aux spécificités rurales.

En ce qui concerne le rapport urbain – rural et dans l’esprit, certes timide, de la dotation de soutien aux communes pour la protection de la biodiversité créée en 2020, des mécanismes adossés à l’évaluation et la « mise en critères » des aménités rurales en lien avec les biens communs universels et non substituables devraient être intégrés progressivement dans les mécanismes de péréquation financière verticale mis en place par l’Etat et dans les mécanismes de péréquation financière horizontale mis en œuvre pas les collectivités locales. La loi de Finances peut très facilement le faire avec progressivité. Par ailleurs, la prise en considération des aménités rurales plus subjectives et cognitives qui pour certaines peuvent « faire société » (diversité culturelle, éducation, sport…) pourrait se faire en définissant des indicateurs qui visent à déterminer un panier minimum en termes d’équipements et dispositifs permettant de « faire société ». Certains évoquaient à un moment la notion de « bouclier rural » mais elle s’avère trop défensive.

Pourquoi le monde rural ne pourrait-il pas apporter des réponses dynamiques sur le thème des biens communs qui « font société » et sortir de la seule demande à pallier la fermeture ou le manque en équipements ? Cela pousserait aussi les acteurs ruraux à faire preuve d’inventivité et d’une réflexion élargie. La population ne cesse d’augmenter dans les métropoles et pourtant notre société n’a jamais si peu « fait société ». La nation doit-elle continuer à s’entêter dans le « tout métropole » ? La puissance publique doit-elle continuer à favoriser de la sorte la concentration des populations ? Il y a là un sujet de fond qui ne peut plus être ignoré par l’Etat. 

Enfin, la prise en compte positive des aménités rurales dans un esprit de protection et de valorisation, doit conduire l’Etat à adapter normes et règlements nationaux à la vie rurale sur le principe « la République fixe le cadre, les territoires adaptent l’application ». Cela aurait effet de libérer les énergies et responsabiliser les acteurs ruraux. Chaque président de la République cherche en début de mandat à simplifier les normes qui brident notre pays. Nous les croyons sincères lors de l’énoncé de leur discours. Le problème se situe après, lorsque les administrations centrales et les parlementaires y mettent leur patte. Cela donne un grand nombre de textes, très souvent trop détaillés donc inapplicables, le tout sans évaluation deux ou trois ans après leur adoption. On voit à quel point c’est la double peine pour le monde rural ! Il doit faire face à une inflation de textes, sans avoir les moyens d’ingénierie, financiers et juridiques pour y faire face et sans que cela permette de réellement traiter positivement les aménités rurales. Prenons l’exemple de la généralisation des Plans Locaux d’Urbanisme Intercommunal (PLUI). L’approche intercommunale des sujets liés à l’urbanisme est essentielle. Leur nécessité ne fait pas débat dans le cadre d’espaces soumis à une pression démographique, foncière et patrimoniale importante, mais comment expliquer à une communauté de communes rurale de 10 000 habitants avec plus de 30 communes, qui se bat pour stopper sa perte de population, que la première chose à faire est de dépenser 400 000 euros d’études pour se doter d’un PLUI, le tout avec des cabinets qui resservent leurs dogmes d’inspiration urbaine d’un territoire à l’autre.

Pourquoi demander à tous les territoires ruraux d’adopter la complexité des règlements des villes alors que la diversité des situations urbanistiques en milieu rural ne le justifie pas ? Faut-il que certains villages se retrouvent aujourd’hui avec six ou sept zonages urbains différents, inapplicables par les maires, au sein du PLUI ? Assurément, non ! Il faut donc adapter fortement, sous l’angle de la simplification, le PLUI à la réalité du monde rural, tout en conservant leur philosophie prospective et leur regard multi-échelles. C'est-à-dire ajuster leurs items (en insistant positivement plus sur ceux qui traitent des aménités rurales) et moduler leur portée normative en s’appuyant sur les notions de norme contractuelle ou de norme de recommandations (conseils). Ces dernières permettent de sortir de l’obsession de la norme obligatoire et du fameux principe de précaution à outrance qui ne donnent pas nécessairement de meilleurs résultats dans l’application finale. Dès lors, cela permettrait de considérer et valoriser les aménités rurales à travers un contrat de confiance entre l’Etat et les acteurs locaux. 

Le labo rural se tient à disposition pour développer les approches esquissées dans cette note.