L’étudiant en géographie sait, dès la fin de sa première année universitaire, que toute représentation géographique est politique (cartes, zonages…). Les cartes de l’INSEE sont statistiquement justes ou plutôt elles ne sont pas fausses mais elles traduisent un regard, un parti pris, même si l’INSEE prend toujours le soin de présenter sa méthodologie. Ses cartes aux couleurs attrayantes, avec des chiffres qui transmettent une idée de vide dans l’opinion publique, structurent la pensée politique. Le géographe Christophe Guilluy montre très bien comment le rural disparaît progressivement dans toutes les représentations INSEE. Ce message d’effacement de la ruralité est passé quotidiennement aux Français et il a préparé le terrain médiatique dans lequel ont été élaborées les dernières lois territoriales.

Le concept de la “France périphérique” de C. Guilluy met en lumière une réalité beaucoup plus nuancée, avec 60 % des Français qui vivent dans ces espaces (pas seulement ruraux d’ailleurs) qui bien souvent concentrent les fragilités sociales. Mais les politiques publiques se structurent essentiellement autour des métropoles ! Ce constat doit collectivement nous interroger.
Quand C. Guilluy mentionne, dans des travaux qu’il a livrés au commissariat général de la stratégie et à la prospective en 2013-2014, que 60 % des enfants des catégories populaires vivent dans les espaces ruraux et les petites villes, on est en droit de se questionner sur la réponse apportée par l’État à ce constat gommé dans les cartes de l’INSEE ! C’est en ce sens que la représentation statistique et cartographique du monde rural est un enjeu fort car depuis de très nombreuses années elle le dessert.


De ce point de vue, les cartes des résultats électoraux sur les dix dernières années sont bien plus parlantes et révèlent l’existence d’un monde rural au sein d’une France périphérique, hors métropoles. Ces cartes mettent en lumière une forme de désaffiliation par rapport aux grands partis et les tendances à l’abstention ou au vote contestataire. Elles ne sont pas issues de zonages INSEE technocratiques au service d’une idéologie urbaine dominante mais relatent simplement des résultats électoraux dont la maille de représentation est communale.
On a bien vu que le vote en faveur de Mme Le Pen au deuxième tour de l’élection présidentielle de 2017 était d’abord rural et cantonné dans les anciens bassins industriels ! C’est la dernière manifestation électorale du monde rural. Ces cartes en disent davantage sur plus de la moitié des Français et trois quarts des territoires que les cartes INSEE qui fondent les décisions nationales.

Et quelle a été la réponse apportée par l’État durant les dix dernières années ? La création des métropoles et des grandes régions et, dans un premier temps, l’idée de supprimer les départements ! Les cartes INSEE ont donc gagné contre les cartes des résultats électoraux et le concept de France périphérique !

Quelle absence d’imagination ! En 2009-2010 sont réapparues dans le débat les métropoles – vocable apparu en 1964 avec les huit métropoles d’équilibre pour tenter d’apporter une réponse au déséquilibre évoqué dans l’ouvrage de Jean-François Gravier (Paris et le désert français, 1947). Sous l’égide de la DIACT (Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale), ex-DATAR, la technostructure a prolongé son cheminement intellectuel au début des années 2000 pour que la métropole devienne “un outil prescriptif autour d’une équation simple voir simpliste. Si elles sont le lieu du pouvoir à l’heure de la mondialisation économique alors il faut être une métropole pour peser dans le jeu” (Arnaud Duranthon, 2018).

Ce discours pro-métropolitain se base sur un nouveau paradigme marqué par le néolibéralisme et par la logique de gouvernance par les nombres, par des représentations uniquement “calculées” laissant ainsi le champ libre à l’expert technocratique. Elles ont de la sorte vampirisé le discours politique.
Le processus de métropolisation dans le monde ne doit pas être contesté mais le problème vient du fait qu’il est devenu une idéologie qui confère à la métropole, à partir du moment où on décrète son statut, une chance supplémentaire pour exister dans la compétition mondiale. En creux, cela sous-entend aussi que les autres territoires n’ont plus voix au chapitre. Cela revient enfin à considérer, comme le souligne Gérard-François Dumont, que tous les territoires ne peuvent être créatifs, qu’il existerait un optimum territorial (la métropole) : en dehors de ce modèle, point d’avenir ! Mais des doutes commencent à émerger.

Ainsi, une note de 2018 du Commissariat général à l’égalité des territoires, issue des travaux de l’université de Nanterre et du CNRS, analyse le lien entre treize métropoles françaises et leurs territoires environnants à travers la dynamique de l’emploi. Ce travail conclut que toutes les métropoles ne réussissent pas à irriguer l’ensemble de leurs territoires environnants. Il n’y a par exemple pas ou peu d’entraînement économique de la métropole sur ses territoires qui l’entourent à Toulouse, Lille, Montpellier et Strasbourg. Pire, les auteurs soulignent des “débordements défavorables” au sens où la métropole fragiliserait les territoires environnants, comme à Rouen ou Brest par exemple. Certes, des métropoles comme Bordeaux, Lyon, Nantes, Marseille semblent faire partiellement profiter leur périphérie de leur dynamisme, mais cette première analyse montre combien il est dangereux d’en faire le modèle dominant pour l’ensemble du pays. Le mouvement des “gilets jaunes” initié fin 2018 est aussi une forme de réponse que les cartes INSEE n’avaient pas identifiée, malgré la couleur criante choisie par ce mouvement !